Chapitre 31
Une faible plainte emplit l’air, tournoya puis mugit entre les arbres, dérangeant les écureuils.
Quelques oiseaux s’envolèrent à tire-d’aile, écœurés. Le bruit tournait dans la clairière, dansant et virevoltant. Grinçait, crissait, couinait, cornait, bref horripilait.
Le capitaine, toutefois, considérait d’un œil indulgent le souffleur de cornemuse solitaire. Rien n’aurait pu le distraire de sa bienveillance ; certes, une fois surmontée la perte de son bain douillet au cours de son désagréable séjour dans les marais, tous ces mois précédents, il avait fini par trouver sa nouvelle existence remarquablement agréable. On lui avait creusé un trou dans un gros rocher dressé au milieu de la clairière, trou dans lequel il se prélassait à longueur de journée tandis que des domestiques lui déversaient dessus des seaux d’eau. Une eau pas particulièrement chaude, il faut le reconnaître, vu que personne n’avait encore trouvé moyen de la chauffer. Mais qu’importe, ça finirait bien par venir et, en attendant, des équipes d’exploration écumaient la campagne de long en large, à la recherche d’une source chaude – si possible dans une jolie clairière feuillue. Et avec une mine de savon à proximité : alors, là, la perfection. À ceux qui objectaient qu’à leur idée, le savon ne se trouvait pas dans des mines, le capitaine s’était hasardé à suggérer que c’était peut-être parce que personne n’avait suffisamment cherché en ce sens – et cette possibilité avait dû être admise à regret.
Non, la vie était fort agréable et le mieux, ce fut lorsqu’on découvrit effectivement une source chaude, complète avec sa clairière feuillue en prime et que, dans la foulée, le cri se répercuta à travers les collines que, mais oui, on avait localisé la mine et qu’elle avait une capacité de cinq cents pains de savon par jour, alors là, la vie devint plus agréable encore. Comme quoi, il était fondamental de s’attendre en permanence à des choses.
Et que je te pleure et grince et crisse et couine et corne et grogne, la cornemuse continuait, accroissant le déjà considérable plaisir du capitaine à l’idée que ça pouvait cesser d’un instant à l’autre : encore une chose dont il attendait la venue avec impatience.
Qu’y avait-il encore d’agréable ? se demanda-t-il. Eh bien, tant de choses : le rouge et l’or des arbres, à présent que l’automne approchait ; le paisible babil des oiseaux à quelques mètres de son bain, là où un couple de coiffeurs exerçaient leur art sur un directeur artistique et son assistant ; le soleil qui luisait sur les six téléphones immaculés alignés le long de sa baignoire creusée dans le roc. Quoi de plus agréable qu’un téléphone qui ne sonne pas à tout bout de champ (ou même pas du tout) que six téléphones qui ne sonnent pas à tout bout de champ (ou même pas du tout) ?
Mais le plus chouette de tout, c’était encore le joyeux murmure de toutes ces centaines de personnes qui s’assemblaient lentement autour de lui dans la clairière pour assister à la réunion du comité prévue pour l’après-midi.
Le capitaine pinça joyeusement le bec de son canard en caoutchouc : les réunions de comité de l’après-midi étaient ses préférées.
D’autres yeux regardaient également la foule se rassembler : tout en haut d’un arbre à la lisière de la clairière était tapi Ford Prefect, de retour de ses périples lointains. Ses six mois de voyage l’avaient rendu mince et vigoureux ; ses yeux brillaient ; il était vêtu d’un manteau en peau de renne ; il avait la barbe aussi fournie et le teint aussi bronzé qu’un chanteur de country-rock.
Arthur et lui observaient les Golganfrichiens depuis bientôt une semaine et Ford avait décidé qu’il était grand temps de remuer un peu les choses.
La clairière était pleine à présent. Des centaines d’hommes et de femmes étaient installés, bavardant, mangeant des fruits, jouant aux cartes, bref, prenant du bon temps. Leurs combinaisons de vol étaient à présent toutes sales et même déchirées mais tous arboraient en revanche des coupes de cheveux impeccables. Ford fut intrigué de découvrir que nombre d’entre eux avaient bourré de feuilles leur combinaison et se demanda s’il s’agissait là de quelque forme d’isolation en prévision de l’hiver à venir. Il plissa les paupières. Ils n’allaient quand même pas se passionner tout soudain pour la botanique, non ?
Il en était là de ses spéculations lorsque la voix du capitaine s’éleva au-dessus du brouhaha de la foule.
— Parfait, disait-il, j’aimerais à présent ouvrir cette réunion dans un semblant d’ordre, si c’est possible. Est-ce que tout le monde est d’accord ? (Sourire candide.) Alors, dans une minute, dès que tout le monde est prêt.
Les conversations graduellement moururent et la clairière retomba dans le silence – exception faite du souffleur de cornemuse, apparemment perdu dans son monde musical invivable et délirant. Certains de ses plus proches voisins lui lancèrent des feuilles. S’il y avait à leur geste une quelconque raison, elle échappait pour l’heure à Ford Prefect.
Un petit groupe d’individus s’était rassemblé autour du capitaine et l’un d’entre eux s’apprêtait d’évidence à parler puisqu’il se leva, se racla la gorge et que son regard se perdit dans le lointain comme pour signifier à la foule qu’il allait être avec elle d’ici une minute.
La foule qui était bien entendu subjuguée tourna comme un seul homme les yeux vers lui. Suivit un instant de silence que Ford considéra comme le moment le plus approprié pour effectuer une entrée. L’homme s’était tourné pour parler.
Ford se laissa tomber de son arbre :
— Salut la compagnie ! lança-t-il.
La foule se retourna.
— Ah ! mon brave ! s’écria le capitaine. Vous n’auriez pas sur vous des allumettes ? Ou un briquet ? Enfin quelque chose dans le genre ?
— Non, admit Ford, quelque peu dépité.
Ce n’était pas du tout ce qu’il avait prévu. Il jugea opportun de revenir plus nettement au sujet :
— Non, je n’en ai pas. Pas d’allumettes. En revanche, je vous apporte des nouvelles…
— Quel malheur ! s’exclama le capitaine. Nous en sommes tous à court, voyez-vous. Résultat : plus un seul bain chaud depuis des semaines.
Ford refusa de se laisser dévier et poursuivit :
— Je vous apporte la nouvelle d’une découverte susceptible de vous intéresser.
— Est-ce bien à l’ordre du jour ? coupa l’homme que Ford avait interrompu.
Ford lui adressa son grand sourire de chanteur de country-rock :
— Enfin, voyons !
— Eh bien, je suis désolé, dit l’homme avec humeur, mais en tant que conseiller de gestion, et avec un certain nombre d’années d’ancienneté derrière moi, je me dois d’insister sur l’importance que j’attache au respect de la structure de ce comité.
Ford prit la foule à témoin :
— Il est dingue, vous savez : cette planète est complètement préhistorique.
— Adressez-vous au siège ! coupa le conseiller de gestion.
— Je ne vois pas de siège, expliqua Ford. Il n’y a qu’un rocher.
Le conseiller de gestion estima que la situation exigeait de sa part un minimum de mauvaise humeur.
— Eh bien, dans ce cas, appelons-le siège, dit-il avec mauvaise humeur.
— Pourquoi pas l’appeler un rocher ? insista Ford.
— Vous n’avez manifestement pas la moindre conception (dit le conseiller de gestion, troquant sa mauvaise humeur contre un bon vieil air hautain des familles) des méthodes modernes appliquées dans les affaires.
— Et vous, pas la moindre conception de l’endroit où vous êtes, rétorqua Ford.
Une fille à la voix stridente se leva d’un bond pour en faire usage.
– Taisez-vous, vous deux ! Je veux soumettre au bureau une motion !
— Soumettre au dolmen, vous voulez dire, remarqua un coiffeur, taquin.
— Silence ! Silence ! glapit le conseiller de gestion.
— Très bien, dit Ford. Voyons un peu comment il s’en tire.
Et il se laissa tomber sur le sol, pour voir combien de temps il parviendrait à se retenir.
Le capitaine émit un vague raclement de gorge conciliant puis dit sur un ton enjoué :
— J’aimerais pouvoir ouvrir la cinq cent soixante-treizième réunion du comité de colonisation d’Hopti-Boicharman…
Dix secondes, songea Ford en se relevant d’un bond.
— Quelle futilité, s’exclama-t-il. Cinq cent soixante-treize réunions de comité et vous n’avez même pas encore été fichus de découvrir le feu !
— Si vous aviez pris la peine (intervint la fille à la voix stridente) de tabler sur l’ordre du jour…
— Rocher sur l’ordre du jour, pépia joyeusement le coiffeur.
— Ça va, j’ai compris, grommela Ford.
— … vous… auriez… constaté… (poursuivit la fille, sans se démonter) que nous devions examiner aujourd’hui le rapport du sous-comité de coiffeurs pour la mise en valeur du feu !
— Oh… Ah ! » dit le coiffeur, avec cet air penaud connu de par toute la Galaxie pour signifier : « euh, et mardi prochain, ça ira ? »
— D’accord, dit Ford en se rabattant vers lui, qu’avez-vous fait ? Que comptez-vous faire ? Que vous inspire la mise en valeur du feu ? Hein ?
— Ben, euh ? chsais pas, avoua le coiffeur. Tout ce qu’on m’a donné, c’est deux bouts de bois…
— Et alors, qu’est-ce que vous en avez fait ?
Nerveux, le coiffeur fouilla dans le haut de sa combinaison et tendit à Ford le fruit de son labeur.
Ford le présenta à l’admiration de la foule :
— Un fer à friser, annonça-t-il.
La foule applaudit.
— Tant pis, dit Ford. Rome n’a pas été brûlée en un jour.
La foule n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pouvait raconter mais elle ne l’en apprécia pas moins. Elle applaudit de nouveau.
— Eh bien, vous m’avez l’air à l’évidence complètement naïf, dit la fille, quand vous aurez été dans le marketing depuis aussi longtemps que moi, vous saurez qu’avant de pouvoir lancer un quelconque produit nouveau, il doit d’abord faire l’objet de recherches convenables. Il nous faut d’abord découvrir ce que les gens exigent du feu, comment ils se positionnent par rapport au produit, quel genre d’image il revêt pour eux.
La foule était tendue. Elle s’attendait à quelque chose de merveilleux de la part de Ford.
— Et si vous vous le mettiez quelque part ? suggéra ce dernier.
— Voilà précisément le genre de chose que nous avons besoin de savoir, insista la fille. Les gens veulent-ils adopter le feu par voie rectale ?
— Et vous ? demanda Ford à la foule.
— Oui ! s’écrièrent les uns.
— Non ! rétorquèrent joyeusement les autres. Ils n’en savaient fichtre rien, ils trouvaient juste ça extra.
— Et la roue, au fait, dit le capitaine. Où en est-on avec cette histoire de roue ? Ça m’a l’air d’un projet terriblement intéressant.
— Ah, dit la spécialiste du marketing, eh bien nous rencontrons quelques petites difficultés de ce côté…
— Des difficultés ? s’exclama Ford. Des difficultés ? Que voulez-vous dire, des difficultés ? Voilà bien la machine la plus bêtement simple de tout l’Univers !
La spécialiste du marketing lui jeta un regard venimeux.
— Très bien, monsieur Je-sais-tout, puisque vous êtes si malin, dites-nous donc alors de quelle couleur elle devrait être !
La foule était maintenant déchaînée. Un point pour nous, se dit-elle. Ford haussa les épaules et se rassit.
— Zarquon tout-puissant ! Aucun d’entre vous n’a-t-il donc jamais rien fait ?
Comme pour répondre à sa question, une clameur soudaine leur parvint de l’orée de la clairière. La foule n’en croyait plus ses yeux, tant il pouvait y avoir de spectacle cet après-midi-là : car voici qu’entrait au pas un escadron d’une douzaine d’hommes vêtus des lambeaux de leur uniforme de parade du troisième régiment de Golganfriche. Près de la moitié d’entre eux portaient encore leur pistolet Kill-O-Zap, les autres brandissaient des lances qui s’entrechoquaient au-dessus de leur tête.
Tous avaient l’air bronzé, vigoureux et totalement épuisé et dépenaillé. Ils s’immobilisèrent dans le cliquetis des armes et se mirent au garde-à-vous. L’un d’eux s’effondra et ne bougea plus.
— Mon capitaine ! » s’écria Numéro Deux (car c’était lui leur chef). « Patrouille au rapport !
— Oui, très bien, Numéro Deux, bienvenue parmi nous et tout ça. Alors, pas trouvé de source chaude ? dit le capitaine, accablé.
— Non, mon capitaine.
— Je m’en doutais.
Numéro Deux fendit la foule et vint présenter les armes devant la baignoire.
— Mais nous avons découvert un continent !
— Quand ça ?
— Il s’étend de l’autre côté de la mer…» précisa Numéro Deux en plissant les yeux d’un air entendu. « À l’est !
— Ah !
Numéro Deux se tourna vers la foule. Il brandit son arme au-dessus de la tête. Ça va déménager, se dit l’assistance.
— Et nous y avons déclaré la guerre !
Un tonnerre de vivats délirants jaillit des quatre coins de la clairière – il faut le dire, de manière tout à fait inattendue.
— Attendez une minute ! s’écria Ford Prefect. Attendez une minute !
Il bondit debout pour réclamer le silence. Il l’obtint au bout d’un moment – du moins le meilleur silence qu’on pût espérer obtenir compte tenu des circonstances. Les circonstances étant que le souffleur de cornemuse s’était mis spontanément à composer un hymne national.
— Faut-il absolument qu’on ait de la cornemuse ? demanda Ford.
— Oh oui ! dit le capitaine. On lui a donné une bourse.
Ford envisagea l’idée d’entamer une discussion là-dessus mais jugea que la folie risquait de l’attendre au tournant. Il préféra plutôt balancer une pierre au joueur de biniou avant de se retourner vers Numéro Deux.
— La guerre ? dit-il.
— Oui !
Numéro Deux considérait Ford d’un œil méprisant.
— Sur l’autre continent ?
— Oui ! La guerre totale ! La guerre pour en finir avec toutes les guerres !
— Mais il n’est même pas encore habité !
Ah, voilà qui devient intéressant, songea la foule. Excellente remarque.
Le regard de Numéro Deux demeura impassible. À ce titre, ses yeux évoquaient tout à fait quelque couple de moustiques en point fixe à cinq centimètres de votre nez et refusant obstinément de se laisser déloger par les moulinets de bras, journaux roulés en cornet ou autres tapettes.
— Je le sais ! Mais il le sera bien un jour ! C’est pourquoi d’ailleurs nous lui avons laissé un ultimatum ouvert.
— Quoi ?
— Après y avoir fait sauter d’abord quelques installations militaires.
Le capitaine se pencha hors de son bain.
— Des installations militaires, Numéro Deux ?
Un court instant, le regard de ce dernier vacilla :
— Oui, mon capitaine… Enfin, des installations militaires… potentielles. Bon, quoi… des arbres.
Passé le moment de doute, son regard balaya de nouveau tel un fouet l’auditoire.
— Et, rugit-il, nous avons interrogé une gazelle !
Sur quoi, glissant prestement son Kill-O-Zap sous le bras, il entra délibérément dans la foule soudain prise d’extase. Quelques pas seulement, c’est tout ce qu’il parvint à franchir avant d’être soulevé de terre et porté en triomphe pour un tour de clairière.
Ford se rassit, frappant négligemment deux cailloux l’un contre l’autre.
— Et à part ça, qu’avez-vous fait ? s’enquit-il, une fois le calme revenu.
— Nous avons un début de culture, souligna la spécialiste du marketing.
— Ah bon ?
— Oui. L’un de nos réalisateurs est en train déjà de tourner un documentaire absolument fascinant sur les hommes des cavernes qui vivent dans la région.
— Ce ne sont pas des hommes des cavernes.
— Ça y ressemble pourtant.
— Est-ce qu’ils vivent dans des cavernes ?
— Ben…
— Ils vivent dans des huttes.
— C’est peut-être qu’ils sont en train de les faire repeindre, leurs cavernes, crut bon de lancer un plaisantin dans la foule.
Ford se tourna vers lui, irrité :
— Très drôle ! Mais avez-vous au moins remarqué qu’ils étaient en train de mourir ?
Lors de leur voyage de retour, Arthur et Ford étaient en effet tombés sur deux villages en ruine et avaient découvert de nombreux cadavres d’autochtones dans les bois avoisinants où ils s’étaient réfugiés pour mourir. Quant aux rares survivants, ils leur avaient paru abattus, absents – comme si le mal dont ils souffraient affectait moins le corps que l’esprit : tous se mouvaient avec lenteur et comme une infinie tristesse. On leur avait dérobé leur avenir.
— Oui, en train de mourir, répéta Ford. Vous savez ce que ça veut dire ?
— Euh… qu’on devrait leur vendre une assurance-vie ? lança le même plaisantin.
Ford préféra l’ignorer pour prendre à partie la foule tout entière :
— Est-ce que vous pouvez faire l’effort de comprendre que c’est justement depuis notre arrivée qu’ils ont commencé à mourir ?
— En fait, remarqua la spécialiste en marketing, voilà qui tombe terriblement à pic pour donner au film ce petit côté poignant qui est la marque des vrais grands documentaires. Le réalisateur se sent très engagé…
— Ça, il peut ! marmonna Ford.
— Je crois même pouvoir révéler », dit la fille en se tournant vers le capitaine qui avait commencé à s’assoupir, « qu’il a l’intention de tourner le prochain sur vous, capitaine.
— Oh ! vraiment ? dit ce dernier en se réveillant en sursaut. C’est terriblement sympathique.
— Il a déjà une approche très construite, vous savez, le côté : fardeau des responsabilités, solitude du chef…
Le capitaine envisagea l’idée en marmonnant dans sa barbe puis répondit enfin :
— Eh bien, personnellement, je n’insisterais pas trop sur ce côté, voyez-vous, on n’est jamais tout seul quand on a un canard en caoutchouc.
Il brandit son canard et le fit ovationner par la foule.
Durant tout ce temps, le conseiller en gestion était demeuré assis dans un silence de pierre, le bout des doigts pressé contre les tempes, signe qu’il patientait et qu’il était prêt à patienter toute la journée si nécessaire.
Arrivé à ce point, toutefois, il décida de ne pas patienter toute la journée en fin de compte mais plutôt de faire comme si la dernière demi-heure n’avait tout bonnement pas existé.
Il se leva.
— Si, dit-il la voix crispée, nous pouvions un instant revenir au sujet de la politique fiscale…
— La politique fiscale ! s’étrangla Ford Prefect. La politique fiscale !
Le conseiller en gestion lui lança un regard que seul aurait su imiter un dispneute.
— La politique fiscale…, répéta-t-il. C’est bien ce que j’ai dit.
— Comment voulez-vous avoir de l’argent quand personne ne produit effectivement quoi que ce soit ? Ça ne pousse pas sur les arbres, vous savez !
— Si vous voulez bien me laisser poursuivre…
Ford opina de mauvaise grâce.
— Merci. Puisque nous avons décidé il y a de cela quelques semaines que la feuille avait désormais cours légal, nous sommes bien évidemment tous devenus immensément riches !
Ford contempla, incrédule, la foule qui murmurait son approbation tout en palpant frénétiquement les épais paquets de feuilles qui bourraient chaque combinaison.
— Mais nous avons également, poursuivit le conseiller en gestion, comme un petit problème d’inflation provoqué par l’extrême disponibilité de cette unité monétaire, et qui se traduit, si je ne me trompe, par un cours actuel d’environ trois futaies à feuilles caduques pour une petite cacahuète du vaisseau.
Un frémissement d’inquiétude parcourut l’assistance. Mais le conseiller en gestion l’apaisa. Il poursuivit.
— Aussi, pour remédier à ce problème et réévaluer effectivement la feuille, sommes-nous prêts à nous lancer dans une vaste campagne de défoliation et… euh, à détruire par le feu toutes les forêts. Je pense que tous vous admettrez avec moi que c’était bien la seule attitude raisonnable en regard des circonstances.
La foule sur ce point parut une ou deux secondes indécise jusqu’à ce que quelqu’un fasse judicieusement remarquer combien l’opération allait accroître la valeur des feuilles qui garnissaient les poches de chacun, sur quoi tout le monde laissa échapper des exclamations ravies avant d’ovationner, debout, le conseiller en gestion. Dans l’assistance, les comptables se prévoyaient déjà un automne juteux.
— Vous êtes tous fous, expliqua Ford Prefect.
— Vous êtes tous complètement cinglés, suggéra-t-il.
— Vous êtes un vrai ramassis de fêlés du bocal, opina-t-il.
Le mouvement d’opinion commençait à se retourner contre lui : ce qui avait débuté comme un excellent divertissement menaçait à tout moment de dégénérer, aux yeux des spectateurs, en un échange d’invectives, et comme celles-ci étaient essentiellement tournées contre eux, ils commençaient à ronchonner.
Sentant tourner le vent, la spécialiste en marketing se rabattit vers Ford :
— Il serait peut-être intéressant de savoir ce que vous avez fait, vous, durant tous ces mois ? Vous et l’autre même-tout qui a disparu dès le jour de notre arrivée.
— Nous étions en voyage, expliqua Ford. Afin d’essayer de découvrir quelque chose sur cette planète.
— Ah, dit malicieusement la fille. Voilà qui ne me paraît pas excessivement productif.
— Non ? Eh bien, j’ai des nouvelles pour vous, mon chou. Nous avons découvert l’avenir de cette planète.
Ford attendit que cette remarque fasse son effet. Il attendit pour rien : ils ne savaient pas de quoi il voulait parler.
Il poursuivit :
— Tout ce que vous pouvez décider de faire à partir de dorénavant n’a pas plus d’importance qu’une paire de rognons de coyote pourris. Brûlez les forêts, tout ce que vous voulez, ça ne fera pas un poil de différence. Votre histoire à venir est déjà toute tracée. Vous avez exactement deux millions d’années devant vous. Le temps écoulé, votre race sera morte, disparue, liquidée, bon débarras. Rappelez-vous bien ça : plus que deux millions d’années !
La foule se mit à murmurer, dépitée : riches comme ils l’étaient devenus soudain, il était indécent de les obliger à écouter ce genre de sornettes. Peut-être qu’en lui glissant une feuille ou deux le pauvre bougre consentirait à décamper…
Ils n’avaient pas à s’inquiéter : Ford quittait déjà la clairière à grands pas – après un dernier hochement de tête en voyant Numéro Deux commencer à descendre déjà quelques arbres alentour à coups de pistolet Kill-O-Zap.
Une dernière fois, il se retourna pour lancer :
— Deux millions d’années ! avec un grand éclat de rire.
— Eh bien, dit le capitaine avec un grand sourire apaisant, voilà qui nous laisse encore le temps de prendre pas mal de bains. Quelqu’un pourrait-il me passer l’éponge ? Elle vient juste de m’échapper.